Du début à la fin de notre vie, nous pressentons que nos premières relations familiales nous façonnent. Elles nous propulsent ou nous blessent, elles sont des guides et parfois des fardeaux. Avec Lénaïg Steffens, psychologue clinicienne pour enfants et familles, nous essayons de comprendre l’origine et l’importance de ces influences.
Pourquoi les relations familiales sont-elles si importantes, si déterminantes ? Comment peuvent-elles autant faire le lien avec nos relations extérieures et nous blesser ? Quel est le rôle de nos parents dans notre construction psychique ? Quels sont les impacts de nos parents sur la personne que nous allons devenir ?
Les relations sont dynamiques. Quand elles ne le sont plus, que le lien se fige par une blessure, une incompréhension, un non-dit, c’est que chacun manque de liberté. La relation n’a alors plus de sens, puisque plus rien ne circule. Personne ne peut déployer sa personnalité et tout ce qu’elle a de grand, et comme l’être humain est un être de relation, quand elle n’est plus, quelque chose meurt en nous.
Lorsque l’enfant naît, il est comme vide de tout, ou plutôt affamé de tout, et il a cette intuition que ce sont ses parents et la relation qu’il pourrait avoir avec eux qui apaiseront sa soif. Nous sommes donc comme programmés pour la rencontre. Par conséquent, la qualité de la relation (parce qu’elle est vitale, qu’elle donne vie, qu’elle rend vivant) influencera évidemment notre façon d’être au monde, de le comprendre, de le vivre et de se saisir de toutes les opportunités que la vie offre quotidiennement.
C’est évidemment pour cela qu’on insiste sur les premières relations précoces des enfants, la présence permanente essentielle des parents et surtout de la mère. Mais on oublie souvent de préciser que les personnes qui entourent un enfant doivent être joyeuses, investies et heureuses d’être là. Il ne s’agit pas seulement de quantité de présence, mais aussi de qualité. En effet, on montre à l’enfant que la vie est belle, qu’elle est source de milles plaisirs réjouissants, quand nous la vivons ainsi nous-même. Dès ce moment, la maladie psychique, la dépression, la conjoncture et l’environnement peuvent empêcher les parents d’être heureux et cela aura une conséquence sur leurs enfants.
Ces mouvements relationnels des parents ne sont pas influencés uniquement par la réalité mais sont aussi conditionnés d’une certaine manière par leur propre histoire. Si je n’ai pas reçu tout ce dont j’avais besoin, je ne peux rien transmettre et donner à mon tour. La sécheresse des relations qui entraîne ce vague à l’âme et cette forme d’aridité de personnalité est évidemment transmissible. En plus de tout ce qui se passe dans le lien, il y a la dynamique qui se diffuse autour de ces liens familiaux. En effet, la joie, les rires, la spontanéité et les échanges ne diffusent pas les mêmes choses que lorsque le silence, la colère, la morosité ou le conflit règnent au sein d’une famille. Je remarque presque toujours que lorsque les parents ont grandi dans un environnement sec, sans relations, froid, leur mouvement naturel et ce qu’ils diffusent en premier est identique la plupart du temps.
L’ambivalence qui se crée dans certaines relations, voire l’absence de liens ou la présence de « tabou relationnel » initié par le parent envers son enfant, plonge ce dernier dans une angoisse tellement profonde qu’il peut en être marqué. Elle peut colorer toutes ses relations, même adultes. L’absence de clarté (« Non tu ne fais pas ça, je ne suis pas d’accord » ou « Oui bien sûr, ça tu as le droit de le faire ! ») plonge l’autre, aujourd’hui enfant mais demain adulte, dans un doute constant et généralisé et l’empêche de comprendre l’autre, mais également le monde (et sa dynamique exigeante) tout entier. L’adulte que nous allons devenir est donc inévitablement ancré dans un système relationnel.
En couple, quels sont les enjeux liés aux familles respectives ? Le couple devient-il « un » au point de gérer de façon commune toutes les questions liées aux familles d’origine, ou est-ce bon que chacun gère les évènements de son côté (disputes, tabous, choix, héritage…) ?
Comme évoqué ci-dessus, nous sommes des êtres relationnels et la relation est tellement importante qu’elle détermine notre rapport au monde. Ainsi, les premières relations qui nous sont offertes lorsque nous sommes bébé, puis enfant, nous marquent à vie. Lorsque l’enfant que nous avons été n’a pas été assez entendu, a ressenti un besoin mal compris, il peut avoir un sentiment d’isolement, de solitude.
Ce petit être avec sa maturité d’enfant reste intact, et ne peut grandir harmonieusement. Il appelle sans cesse son besoin mal compris et ne demande qu’à être entendu pour enfin grandir. Ce petit être est tellement propre à chacun et tellement vivant en nous qu’il survit même au mariage, au couple, aux conflits… Cela rend bien évidemment les choses compliquées, et souvent incompréhensible pour l’autre puisqu’il ne vit pas, par définition, la même chose que nous. La loyauté qui est souvent à l’œuvre dans ce genre de mouvements familiaux est très puissante et dépasse souvent tout.
En revanche, rien n’est définitif et il ne faut pas négliger le rôle éminemment important du couple et le choix qu’il permet définitivement de poser. Choisir quelqu’un, c’est l’aimer comme il est, avec ses difficultés, son histoire. C’est aussi renoncer à ce statut de petit enfant et exposer à nos parents nos choix. Par conséquent, l’autre devient une partie de nous-même et prend part, par la force des choses, à ce nœud relationnel que peut être la famille.
Concrètement, pour répondre à la question, il faut différencier les simples traditions qui sont parfois contraignantes mais qui, la plupart du temps, ne font pas de mal et la loyauté qui elle, lorsqu’elle est ancrée et inexpliquée, blesse. Elle blesse parce qu’elle ne rend pas libre. A ce moment-là, il est tout à fait possible et je le conseille d’ailleurs vivement d’inclure l’autre, son conjoint, dans cette rupture de lien parfois artificiel et trop contraignant. Lorsqu’un père prend depuis toujours trop de place dans la vie de sa fille et qu’il s’est toujours permis (« parce que c’est mon père il est comme ça ») des réflexions malveillantes à son égard, son mari peut lui signifier qu’il est trop difficile pour lui de le voir parler comme ça à sa femme et lui demander d’arrêter. Ce regard extérieur apporté par le mari est essentiel et sauve parfois des familles en faisant comme une « mise à jour » de liens toxiques ou mal ajustés.
Le conflit, très présent dans le couple, peut se vivre pour certains tout à fait sereinement, mais pour d’autres être très compliqué. Il faut pour cela, à nouveau, comprendre comment le conflit et sa mise en perspective s’opèrent dans la vie d’un enfant.
Pour entrer en conflit et adresser à ses parents son agressivité « normale » ou ses doutes, il faut être certain que les figures d’attachement présentes en face de lui sont solides et que le lien survivra à une « attaque ». Seulement lorsqu’un enfant perçoit son parent trop fragile pour supporter cette agressivité, lorsqu’il le sent trop distant et craint de distendre encore davantage le lien ou quand il pressent une réaction trop floue ou trop agressive, il se tait. Il n’apprend donc pas ce qu’est le conflit, comment le vivre et comment s’y prendre dans la relation pour exprimer quelque chose qui ne nous convient pas. Il ne palpe pas le conflit et ses conséquences. Donc souvent, par peur de ne pas réussir, de se tromper, l’enfant se recule, ne fait rien et s’isole.
Lorsque je rencontre des couples et qu’ils se disputent devant leur enfant en séance, je viens toujours questionner ça. Et le plus souvent, lorsqu’ils rentrent en eux et s’autorisent une forme de mise à jour, ils s’aperçoivent que chez eux, le conflit n’existait pas en parole : il n’y avait en réalité que des relations anéanties par le silence ou des échanges agressifs, jamais expliqués donc jamais pardonnés.
Dans l’éducation des enfants, quels sont les mécanismes qui se reproduisent et qui nous « gênent » ?
En effet, les relations que les parents façonnent avec leurs enfants dès leur plus jeune âge les influence. Globalement, le développement psychique harmonieux des enfants tourne autour de deux besoins : le besoin d’affection, d’amour, de tendresse et le besoin de limites. Lorsqu’un de ces deux besoins n’est pas correctement rempli par les parents, l’enfant ne peut pas passer sereinement au stade suivant, il reste comme « fixé ».
Quand un parent a vécu dans le malheur, l’aridité affective, la sécheresse voire l’absence de lien, il éprouve beaucoup de difficultés à donner ce qu’il n’a pas reçu. On parle d’homéostasie du connu c’est à dire qu’il ne peut transmettre et vivre que ce qu’il connaît. Les enfants ressentent évidemment ce manque, cette sécheresse affective. Mon rôle alors est de signaler et d’alerter les parents sur le sens des symptômes de leur enfant (« Si votre enfant ne rigole pas avec ses copains c’est parce qu’il n’a pas cette énergie, ce dynamisme indispensable pour mener une vie d’enfant : peut-être parce qu’à la maison vous avez du mal à insuffler cette énergie parfois coûteuse ? ») et de leur donner des clés concrètes.
Pour cela, j’essaie, avec eux, de mettre du sens sur ces difficultés dans le lien avec leur enfant : « Bien sûr qu’il a été difficile pour vous Madame de vivre votre enfance avec légèreté, puisque votre maman était malade et que votre père n’était pas disponible. Ça a vraiment dû être très dur pour vous. Vos parents auraient dû s’alerter pour que vous ayez droit à des relations joyeuses et sereines ! ».
Mais ce qui est beau, c’est que je rencontre surtout des parents très aimants, investis, qui malgré leur enfance parfois terrible tentent de « rattraper » leurs carences. Leurs enfants sont donc parfaitement sécurisés sur le plan affectif, ils rigolent, éclatent de rire, jouent, ont de l’humour, investissent l’école et les relations sociales. En revanche, lorsque l’enfant sonne à la porte des parents pour exiger d’eux une parole ferme qui leur offrirait une limite dont ils ont tant besoin, là, alors que les besoins de l’enfant sont très clairs dans sa tête, ces deux chantiers se mélangent chez le parent qui ne sait plus très bien comment faire.
Donner des limites, cadrer un enfant, faire preuve d’autorité peut devenir un exercice très compliqué lorsqu’on a toujours reçu des propositions relationnelles empreints de fermeté voire de dureté, là où l’enfance suppose et requiert souplesse, joie et affection. Alors, le petit enfant aujourd’hui parent vient se servir là où il ne l’a pas été lui-même. Il vient cueillir/récolter dans sa relation avec son enfant ce que ses parents n’ont pas su, eux, semer. Finalement, le parent, vient rendre justice au petit être présent en lui, qui n’a pas été écouté.
Mon travail est ici alors absolument passionnant, j’observe les symptômes, écoute les parents me les décrire et tente d’y mettre du sens. Pour cela, on sait que certains mécanismes se répètent et sont courants. Si je comprends qu’il s’agit d’un parent qui a eu besoin d’être écouté pendant son enfance, qui n’a pas été à sa juste place comme enfant, je le fais. Je lui dis toute mon empathie et non sans émotion, lui explique à quel point ce qu’il a vécu est injuste et n’aurait pas dû arriver. Permettre au parent de prendre conscience de cette dimension-là de ce qui constitue sa personne et son histoire est non seulement bénéfique pour lui, mais aussi tellement salvateur pour sa parentalité qui sera désormais au service de son enfant et de son développement et non au secours de sa propre histoire blessée ou corrompue.
Faut-il forcément avoir un modèle à suivre pour se construire en tant que parent(s) ? Qu’a-t-on reçu de nos propres parents et que leur doit-on ?
Le modèle est essentiel, et en même temps s’il n’est pas structuré donc structurant, il est vraiment difficile de s’en défaire. Ce qui est sûr, c’est qu’il est très difficile de devenir papa et de se positionner en tant que père quand notre propre père n’a pas été présent pendant notre enfance – l’enjeu est évidemment le même en tant que mère.
Etre parent n’est pas seulement jouer avec l’enfant : être papa, c’est aussi être père et tourner le dos à l’enfant pour regarder avec lui dans la même direction. Quand on ne l’a pas nous-même vécu, il y a un côté très excitant et en même temps très coûteux en énergie et parfois déstabilisant.
Une autre chose est sûre, le devoir de tout parent est d’aimer et de faire grandir son enfant. Le devoir des enfants n’est, quant à lui, jamais d’aimer et de faire vivre son parent. Ainsi, dans ce sens, on ne doit rien à nos parents.
Comment devenir libre dans ce nœud relationnel… ?
Rien n’est jamais foutu ! La merveilleuse nouvelle de la nature humaine, c’est qu’elle est toujours en mouvement. Quand elle n’est plus en mouvement, comme figée par tout un tas de relations toxiques ou de situations qui ne rendent pas libres, il existe de nombreuses thérapies pour retrouver ce dynamisme et revivre de cette liberté.
Refaire la paix, renouer contact avec le petit être en nous qui a été blessé et qui ne demande qu’à reprendre sa place, et répondre à ses besoins.
Enfin, je trouve ces mots de Jacques Salomé très justes dans l’idée de rendre à l’autre ce qu’il projette sur nous, sur le monde et qui ne nous appartient pas. Il parle là d’une phrase, érigé en dicton puis en vérité dans une famille : sa démarche peut être transposable pour tout vécu.
« Cette phrase qui me dictait de penser très tôt, avant même que je puisse en faire ma propre idée, que (les choses étaient ainsi), je la remets chez toi. (…) Je ne me reconnais plus dans cette décision d’être ton allié secret, en étant un relais qui colporte cette croyance. Je ne souhaite plus garder ce message en moi, que je ne ressens pas bon pour moi. (…) C’est bien ton regard à toi sur (cela), je ne le fais plus mien et je te le rends. »
Lénaïg, psychologue clinicienne pour familles.
