Entretien avec Martin Steffens

Martin Steffens est agrégé de philosophie, professeur, conférencier et auteur de nombreux ouvrages dont « L’amour vrai, au seuil de l’autre » publié en 2018 dans lequel il traite du sujet de la pornographie.

Le CAFÉminin a lu son livre et lui a posé quelques questions pour #legrainàmoudre du mois !

Nous vous laissons découvrir ses réponses passionnantes…

Le CAFÉminin : Qu’est-ce qui dans notre société a permis que la pornographie ait tant de place ?

Martin Steffens : Penser que la société aurait « permis » à la pornographie d’avoir cette place, en effet immense, ce serait supposer qu’il y avait comme une demande de pornographie, une demande latente à laquelle on aurait eu un jour accès, par exemple grâce à la libération sexuelle, pour en constater finalement les effets délétères. Je ne crois pas que cela se soit passé ainsi.

La pornographie ne correspond pas à un besoin fondamental. Elle est un besoin fabriqué, produit. Elle ne montre pas au grand jour ce que tout le monde espérait voir sans le dire. 

Canal Plus et Marc Dorcel n’ont pas été les prestataires de service d’une demande inavouée. Ils ont au contraire configuré le désir humain afin de le rendre calculable, source de profits, afin de le faire entrer dans la visibilité pour le faire ensuite entrer dans un nouveau type de normalité. Car au contraire, l’amour vécu, la relation amoureuse charnelle, l’étreinte invisible des amants, tout cela échappe à l’appropriation et refuse par essence les scénarios-type, les professionnels et les performeurs. Il fallait donc le détruire pour réaliser l’industrialisation du désir, sa standardisation consumériste.



LC : Vous écrivez « la pornographie n’est pas le contraire de l’amour vrai: elle en est le singe, la caricature », pouvez-vous nous expliquer?

MS : Si le succès de la pornographie a été fabriqué, il n’avait rien d’inéluctable. Mais si succès il y a eu, c’est que la pornographie se grippe sur une vérité essentielle, sur une réalité qu’elle déforme et que, comme un parasite, elle finit par détruire. Cette réalité, je l’appelle « l’amour vrai ». L’amour vrai est le désir, inscrit dans tout être humain, d’être « tout à tous » (selon une formule qu’on trouve chez saint Paul). C’est le désir de se donner parfaitement.

Nous ne sommes en effet pas faits pour nous-mêmes. Nous ressentons le besoin d’aimer bien au-delà de nous-même. Ce besoin est si fort qu’il peut prendre la forme de la prostitution, qui est une façon de s’offrir à tous.

La prostituée est celle qui est interdite de dire « non ». Elle n’est qu’un « oui » sans limite à autrui. La pornographie s’empare de ce désir fou d’aimer, qu’on appelait « charité  » et que Baudelaire définit comme « la sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière. » La pornographie offre en effet l’image de corps parfaitement offerts, livrés à l’étreinte et à nos regards. Si cette image tient notre regard captif, c’est parce qu’elle parle à notre désir profond.

Mais la pornographie a gommé au passage un élément, essentiel à la charité : le temps. Se donner, ce n’est pas n’importe comment. Si l’on veut que le don soit à un autre que soi, il faut entrer dans le temps de la relation.

Il faut donc savoir dire « non » et savoir patienter au seuil du désir de l’autre. La pornographie singe l’amour vrai car elle offre une image menteuse du don : elle ignore le récit, le temps qu’on perd et qu’on prend pour l’autre, les mots qu’on s’échange et l’histoire qu’on écrit par la fidélité.



LC : Face à l’image pornographique, comment préserver l’intégrité du corps féminin sans tomber dans le puritanisme ni le moralisme ?

MS : Si nous sommes faits pour nous donner, alors notre corps est, dès le départ, quelque chose qu’on adresse à autrui. Notre visage, nu (du moins avant que le masque ne soit venu le recouvrir), est offert à qui saura l’habiller d’un regard bienveillant. Les gestes que nous faisons, notre façon de marcher disent qui nous voulons être pour celui qui les perçoit. Notre façon de nous vêtir est une politesse rendue à ceux que l’on croise.

En ce sens, le corps est d’emblée « érotique », au sens où il se prête à la rencontre et qu’il entend, au minimum, ne pas déplaire.

Même les personnes âgées prennent soin de se « faire belles ». Or dans la pornographie, cette politesse est ignorée. Le corps n’est pas adressé à autrui, il lui est dérobé. On me jette à la figure la nudité d’une femme qui fait mine d’être possédée par son désir. On me possède par une scène de possession.

Le corps n’est plus adressé, à qui voudra l’accueillir, à qui voudra entrer dans la danse du désir, des politesses, des approximations et des apprivoisements. Le corps est exposé, crûment, comme jeté en pâtures.

Le puritanisme, en ce sens, n’est pas le contraire de la pornographie, encore moins son remède. C’en est la suite logique : si tout corps est, finit-on par se dire, exhibition, alors cachons-le.



LC : Comment protéger le regard des plus jeunes sans les mettre hors du monde et en leur transmettant une image de la sexualité qui ne soit ni crue ni hygiéniste ?

MS : La pornographie est à la fois crue et hygiéniste ! Pas de rapport sexuel plus protégé qu’à travers un écran ! Et pas de rapport plus cruel que ce voyeurisme, où l’on voit parfois le pire sans être vu ni rien pouvoir faire…

Protéger l’enfant de ce genre de rapport, c’est donc l’inviter à quitter ce double rapport à la sexualité : cru (ou cruel) et hygiéniste.

Il faut opposer à la « cruauté » la chaleur de l’étreinte, le long temps qu’il faut pour apprivoiser et se laisser apprivoiser, la confiance tissée dans la relation. Il faut opposer à l’hygiène le fait que, quand on étreint le corps d’un autre, on se risque à lui. On prend le risque de l’épouser à jamais, d’attraper un enfant. C’est naturellement que la sexualité ouvre sur la vie d’un autre : quand je m’abandonne à ton propre abandon, nous laissons passer à travers nous la vie et l’amour dont nous venons et qui se continuent à travers nous.



Merci beaucoup Martin !



« L’homme n’est pas fait pour aimer. Il est fait pour mourir d’amour. Cette vocation est si forte qu’elle contient en elle tous les égarements. La pornographie en est un. Dans son orgie, la pornographie mime le désir, inscrit dans le cœur de l’homme, de se donner sans réserve. Elle n’est pas le contraire de l’amour vrai : elle en est le singe, la caricature. » – extrait de L’amour vrai, au seuil de l’autre

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