
Dire que l’on est journaliste grand reporter – ce qui fut mon cas pendant plus d’une vingtaine d’années, au sein du service Religion de La Croix – en impose toujours un peu. Les gens nous imaginent en cameramen de guerre, courant d’un lieu de combat à un autre – et Dieu s’il y en a sur la planète ! – et prêts à risquer notre peau pour quelques images émouvantes au JT.
En fait, au service Religion de La Croix, ce n’est pas tant des conflits armés que j’ai « couverts », mais des événements à connotation religieuse, ce qui m’a toujours passionnée compte tenu de mon intérêt pour toutes les religions et les questions spirituelles. En trente-cinq ans d’information religieuse (puisque j’ai choisi cette spécialisation en 1986, un an après ma sortie d’école de journalisme), je ne me suis jamais lassée et n’ai jamais écrit deux fois le même article.
Ce métier de contact et d’intuition, mais aussi de travail rigoureux et de patiente pugnacité m’a permis de développer des qualités déjà acquises (curiosité, rapidité, empathie, énergie, créativité…) et d’en découvrir d’autres que je ne me connaissais pas. Lorsque j’avais 30-40 ans, on me demandait souvent si je ne craignais pas, en exerçant ce métier, de passer à côté d’une vie d’épouse et de mère. De fait, je suis restée célibataire. Mais cela n’a rien à voir avec le journalisme : un grand nombre de mes collègues femmes à La Croix étaient mariées et menaient de front, comme tant d’autres, vie professionnelle et familiale.
Ce métier s’est d’ailleurs beaucoup féminisé depuis une qurantaine d’années et la plupart des rédactions aujourd’hui sont plutôt en quête de plumes masculines. Pour autant, il n’y a guère de différences entre être journaliste au féminin et au masculin, si ce n’est, évidemment, qu’une femme ne pourra jamais enquêter au Mont Athos… Je me souviens ainsi d’une Assemblée plénière à Lourdes dans les années 2000, où j’étais la seule femme au milieu d’une centaine d’évêques lors d’une messe matinale devant la grotte. Je sais que des femmes journalistes ont été parfois choquées par le machisme méprisant de certains hommes d’Église – je pense notamment à Lucetta Scaraffia, l’ancienne directrice du mensuel féminin de l’« Osservatore Romano », le quotidien du Saint-Siège, qui a claqué la porte en 2019 pour dénoncer son manque de liberté et son « sentiment de ne plus avoir ni le crédit ni l’estime pour poursuivre (sa) collaboration ». Mais en ce qui me concerne, si j’ai très souvent perçu du cléricalisme, je n’ai que très rarement ressenti du machisme à mon égard.
J’en ai pourtant rencontré des prêtres, des évêques et des cardinaux ! A commencer lors des grands rassemblements d’Église (qu’il s’agisse des JMJ de Compostelle en 1989 et de Paris en 1997, ou de la 5econférence du Conseil épiscopal latino-américain à Aparecida, au Brésil, en 2007), des meetings œcuméniques (comme l’Assemblée de la Conférence des Églises européennes à Trondheim, en Norvège, en 2003, ou l’Assemblée générale du Conseil œcuménique des Églises à Busan, en Corée du Sud, en 2013), des carrefours interreligieux (en particulier à Astana, au Kazakhstan, en 2009)…
J’ai été régulièrement envoyée pour des pré-papiers (articles rédigés avant un événement prévisible mais publiés au moment de l’événement) avant un voyage pontifical ou un synode. J’ai ainsi eu la chance de me rendre, pendant une dizaine de jours à chaque fois, au Cameroun (avant la visite de Benoît XVI en 2009), au Mexique (avant le voyage du même pape en 2012), à Cuba (avant les voyages de Benoît XVI en 2012 puis de François en 2015), en Arménie puis en Géorgie (avant les visites de François en 2016), au Pérou et au Japon (avant les voyages de François de 2018 et 2019), et en Amazonie (avant le synode de 2019 consacré à cette région du monde)… Pour de tels pré-papiers, l’objectif est de faire comprendre les enjeux de la venue du pape, le contexte politico-économique du pays, la situation de l’Église locale, les attentes des chrétiens… L’occasion de rencontrer un grand nombre d’observateurs et d’acteurs bien informés (universitaires, évêques, responsables associatifs…) et de pénétrer – superficiellement, j’en conviens – dans l’âme d’une nation.
Très souvent aussi, c’était moi qui proposais un sujet à ma hiérarchie, après avoir repéré un événement ou une problématique méritant que La Croix s’en préoccupe. Ainsi, j’étais au Salvador pour le 20e anniversaire de l’assassinat des 6 jésuites de l’Université de San Salvador en 2009, pour interviewer les avocats salvadoriens et espagnols travaillant sur ce dossier – et qui ont réussi à faire condamner, en septembre dernier, deux anciens militaires responsables de ces meurtres. De même, j’ai enquêté en 2011 en Afrique du Sud sur la manière dont les Églises soutiennent les malades du sida et aident les enfants orphelins à conserver la mémoire de leurs parents décédés du VIH.
Les grands temps liturgiques étaient également des occasions de reportages auprès de chrétiens en butte à des difficultés, en vue de témoigner de l’espérance de Noël et de Pâques dans des situations apparemment désespérées. Je me suis ainsi rendue dans un camp Karen à Noël 2007, pour comprendre la situation de cette ethnie majoritairement chrétienne, persécutée par la junte birmane et réfugiée à la frontière thaïlando-laotienne. Oubliés de la communauté internationale, les Karens vivent depuis des années dans des conditions extrêmement précaires, avec le soutien de quelques missionnaires français.
Je me suis rendue également en Irak pour la Semaine sainte 2010 : quatre ans avant l’invasion par Daech dans la plaine de Ninive, les chrétiens de Mossoul, de Qaraqosh ou de Karamless craignaient déjà les attaques islamistes, se sachant à la merci des factions terroristes. De même, lors de « ma » Semaine sainte 2014 au Soudan du Sud, j’ai cherché à témoigner du travail fait par les Églises pour venir en aide aux femmes et aux enfants traumatisés par des années de guerre civile et par la misère endémique de ce jeune État, indépendant depuis 2011 mais gouverné par une clique cynique et corrompue.
Certains de ces reportages douloureux m’ont particulièrement marquée. Je n’oublierai jamais la détresse des villageois du Kandhamal, district rural de l’Orissa (État à l’est de l’Inde), qui avaient été victimes de pogroms antichrétiens à Noël 2007 puis en août 2008. Sur place peu après cette seconde vague de violences, j’étais pratiquement la première journaliste à m’intéresser à leur sort et ce que j’ai entendu alors m’a glacée d’effroi. Les témoignages de ces Indiens me sont restés d’autant plus en mémoire que je suis retournée huit ans plus tard au Kandhamal, constater que si la plupart de ces chrétiens avaient pu retourner dans leur village, ils vivaient sous la menace permanente d’hindouistes fanatisés soutenus par les autorités locales.
Il y aurait encore tellement d’autres reportages à raconter : en Argentine en 2013 après l’élection du cardinal Bergoglio au siège de saint Pierre ; en Afghanistan en 2008 pour suivre le nouvel évêque aux armées françaises ; au Kenya en 2007 après des violences interethniques post-électorales ; au Honduras en 2009 après un étrange coup d’État ; au Zimbabwe en 2011 pour raconter les conséquences d’un schisme au sein de la Communion anglicane ; au Liban et en Jordanie, à plusieurs reprises, auprès des réfugiés syriens ; aux Philippines en 2018 pour vérifier les moyens mis en œuvre par l’Église pour lutter contre la pédo-criminalité…
Partout, ce qui m’a guidée fut une phrase entendue pendant mes années de formation : « être journaliste, ce n’est pas se prendre pour un policier ou un juge, c’est être les yeux et les oreilles de tous ceux qui ne peuvent aller sur place voir ce qui se passe réellement ».